Suite des écrits de M.L.F Martin, jeune homme de 20 ans, engagé comme commis de la Compagnie Française des Indes orientales, sont intéressants. Il fait preuve de finesse d’esprit et d’observation de la vie à bord et plus tard de la colonie européenne et de la société indienne. Le texte intégral a été édité dans un livre par M.Henry Renauldon en vente au prix de 15 € au musée de la Compagnie des Indes de Port-Louis (56). Nous le remercions de son autorisation d’en publier des extraits. Ce passage suit l’article précédent qui relatait la traversée de quatre mois depuis Lorient.
Nous voici arrivés à la vue de l’Isle de France. Nous étions assurés depuis quelques jours qu’ elle ne pouvait nous manquer. Il ne s’agissait que d’un vent un peu plus ou un peu moins fort pour nous y conduire plus tôt ou plus tard mais sa direction était certaine. Il serait difficile d‘ exprimer le contentement de tous ceux qui habitaient le vaisseau, mais il se concevra facilement si on fait attention que nous étions partis de France depuis plus de quatre mois, que nous n’avions fait qu’une petite relâche de huit jours à Saint-Yague (Canaries) pendant laquelle personne n’avait couché à terre et n’y avait même fait de repas qu’avec des vivres portées sur le vaisseau, qu’il y avait trois mois et demi que nous en étions partis et que nous nous n’avions aperçu aucune terre depuis ce temps là, que l’eau commençait à devenir rare, ainsi que plusieurs autres provisions, mais plus que tout cela le sentiment qui reporte l’homme sur son véritable élément avec d’autant plus de vivacité qu’il en a été plus longtemps absent. Il faut y ajouter aussi le désir de délassement pour l’équipage et d’ une meilleure nourriture et celui de toute espèce dont l’état major se propose de jouir à terre en dédommagement de ceux dont il a été privé en mer.
Il en est des abords de l’Isle de France comme beaucoup d’autres : on ne peut y entrer qu’ avec le secours du pilote côtier sans courir le risque de toucher les bas fonds. Dès qu’on fut à portée de se faire entendre on tira les coups de canon d’ usage pour appeler un pilote du bord et on ralentit de voiles pour ne pas trop avancer. Le pilote arriva et nous mena jusqu’où les vents pouvaient nous conduire, nous y mouillâmes. Il fallut de là nous tirer à force de cabestan pour nous faire entrer plus avant dans le port. Pendant cette opération chacun de ceux qui se proposaient de descendre à terre fit sa toilette.
(…) Une fois à la vue de l’Isle de France j’ai été si pressé d’arriver que je n’ai pas pensé à parler de l’aspect qu’elle présente. Les abords de l’Isle ne présentent rien d’agréable qu’une côte basse et quelques montagnes dans l’intérieur qui paraissent d’autant plus arides qu’elles sont plus éloignées de l’endroit par où l’on arrive. À mesure qu’on avance on découvre à droite et à gauche des batteries qui ont chacune leur nom et qui défendent l’entrée du port qui n’est ni une ville, ni un bourg, ni un village on le nomme « Camp » et c’est le seul nom qui puisse lui convenir. Les dix neuf vingtièmes des maisons sont ou étaient (car je ne peux répondre des changements intervenus dans les maisons depuis six ans que j’y ai passé pour la dernière fois) construites en bois n’ayant toutes qu’un seul étage et la plis grande partie n’ayant qu’une ou deux pièces très peu trois presque toutes posées sur quatre poutrelles soutenant tout l’édifice et elles-mêmes sur des dés en maçonnerie d’un pied à peu près d’élévation qui n’étaient rapprochés qu’autant qu’il était nécessaire pour que les solives ou poutrelles ne fléchissent pas. Le Camp était séparé en deux parties par un vallon dans lequel passait une petite rivière qui allait se rendre dans le port. Il y avait quelques rues alignées, les autres ne l’étaient pas. C’étaient les anciennes où chacun avait construit ce qui lui convenait le mieux. Quelques maisons avaient des cours d’autres pas. Il y en avait où on rentrait directement dans la pièce de réception. Ces corps de logis les uns carrés, les autres oblongs, formaient de petits pavillons. Les habitants qui avaient besoin de plus de logement avaient plusieurs pavillons. Il fallait sortir pour aller de l’un à l’autre. Il y avait aussi un quartier séparé, c’était celui de Malabars noirs, Indiens de tous états, qu’on avait engagés à se transplanter. Toutes les cases de ces nègres couvertes de paille et nommés paillottes sont plantées au hasard comme si on les avaient jetées sur la terre déjà construites. Le toit de la plus grande partie d’entre elles touchait la terre par quelque côté. L’endroit où ces cases étaient construites était rempli de gros cailloux ressemblant pour la forme à de grosses citrouilles. Le Camp en est abondamment couvert. On les nomme Giraumonts du nom d’une citrouille. Le Camp, vu du port, ne présente pas un bel aspect. On croit voir des tentes parsemées de cocotiers qui donnent un air tout à fait étrange à cet établissement.
Le Gouverneur et sa fonction (NDLR)
(…) Je crois difficile d’en donner une idée exacte parce que leurs fonctions ne peuvent être comparées à aucune de celles dont un seul homme est revêtu en France. Présidents du conseil supérieur ils avaient le militaire, la marine, la justice, la grande police, le commerce et cela sans supérieur au dessus d’ eux auquel on put avoir recours en cas d’ injustice. On voit par là combien il était dangereux non pas seulement de les avoir pour ennemis mais même de paraître dédaigner de leur faire la cour. Tant de choses dépendaient d’eux soit comme justice, soit comme commerce, soit comme faveur, qu’il était de l’intérêt de chacun de les ménager, aussi les moins courtisans eux mêmes avaient soin de n’y pas manquer. De leur côté les gouverneurs savaient bien pour entretenir une cour, distinguer, dans la distribution des grâces qui dépendaient d’eux ceux qui la leur faisait plus assidûment. D’ailleurs ils tenaient bonne table et il n’en aurait pas fallu davantage pour engager beaucoup de personnes à mériter d’y être souvent appelés.
L’hôtel du Gouvernement est situé en face du port à l’extrémité de la Place d’Armes qui est plus longue que large et est bordée à droite et à gauche de bâtiments qui n’ont qu’un rez de chaussée et sont souvent en terrasse, de sorte que le Gouvernement déjà élevé parce que la Place d’Armes s’élève de ce côté, a du premier étage la vue sur tout le port sans obstacle .Ce bâtiment est très peu considérable. Il consiste en un corps principal au fond d’une cour et deux ailes qui se réunissent du côté de la place par une terrasse qui couvre les bâtiments qui servent à la garde du Gouverneur. Cette cour est carrelée de pierre et est la cour d’ honneur. Au delà du corps principal il est une autre cour entourée de bâtiments qui n’ont qu’un rez de chaussée où sont les cuisines, offices et tout ce qui en dépend. Ils sont couverts en terrasse de niveau avec la carreau ou le parquet du premier étage. C’est là que Monsieur le Gouverneur, faute de promenade au Camp, va respirer lorsque les terrasses sont un peu rafraîchies. Je crois me rappeler qu’on y jette de l’eau pour en hâter le moment sans cela elles seraient encore très chaudes à minuit ayant reçu l’impression du soleil toute la journée. C’est là que les courtisans se rendent et ceux qui n’ont que de petites choses à demander et qui ne méritent pas qu’on dérange le Gouverneur pendant la journée. Je parle au présent comme si cet usage durait encore, mais tout cela doit être bien changé depuis la révolution et la cessation du commerce de la Compagnie des Indes. (…)
Il n’en est pas des habitants comme des maisons, ceux qui demeuraient à l’Isle de France lorsque j’y ai passé en 1751 étaient ou attachées à la Compagnie en qualité d’officiers de troupes ou de marine ou employés ou propriétaires d’habitations ou officiers de marine marchande : j’entends par là celle qui servait au commerce particulier et non à celui de la Compagnie. Les possesseurs d’habitation qui n’avaient pas d’autre état ne séjournaient guère au Camp que pendant le temps de l’arrivée des bateaux .
Les habitants étaient ou Européens ou Créoles c’est à dire nés de père et de mère Européens ou de père d’origine Européenne et de mère noire. De quelque origine qu’ils fussent ils étaient divisés en deux classes distinctes.
La première était composée de tous ceux dont l’état leur donnait pour ainsi dire le droit d’être admis à la société du gouverneur. Les membres du conseil supérieur tenaient le premier rang dans l’Isle. Le premier conseiller avait le rang de second de l’Isle et de commandant au camp en l’absence du Gouverneur, on lui rendait les honneurs dus à un lieutenant du Roi.
La seconde était composée de tous ceux d’un état inférieur à la bourgeoisie, mais surtout de maîtres ouvriers, d’anciens domestiques Européens qui avaient quitter leur service pour s’établir, de sergents ou officiers mariniers de vaisseaux mariés dans l’Isle et devenus marchands ou petits habitants. Quelle que fut l’origine des habitants de la deuxième classe il n’y avait pas de mélanges entre elle et ceux de la première, et au contraire les personnes de la première se voyaient toutes quelle que fut la différence de fortunes entre elles.
J’employais le temps qui me restait jusqu’à mon départ à visiter quelques habitations et prendre une idée de leur culture. Je ne vis rien de bien satisfaisant. La plus grande partie du produit des habitations à la portée du Camp était en fruits et légumes qu’on envoie vendre tous les jours au marché et surtout pour l’approvisionnement des vaisseaux. Il s’y cultive très peu de café. On en cultive beaucoup davantage à l’Isle Bourbon aussi celui qui nous vient de deux Isles en porte-t-il le nom. Il n’y avait lorsque j’y ai passé que deux habitations où on cultive le sucre. Celles que j’y ai vues ne donnait pas une grande idée de l’opulence de leur propriétaires et en effet il n’y avait que peu de riches. Il y avait quelques personnes attachée à la Compagnie des Indes et des commerçants qui avaient des habitations plus comme maison de campagne et pour en retirer les choses nécessaires à la vie que comme spéculation pour s’ en faire des revenus. Ces maisons bâties comme celles du Camp en bois mériteraient plus le nom de baraques. Elles servent à leurs propriétaires à aller changer d’air et il faut convenir que le séjour qui est très humide n‘est pas à beaucoup près aussi sain que celui des habitations qui d’ailleurs étant dans un sol élevé et dégagé de montagne y est beaucoup plus sain .
Chaque habitation comprend la même quantité de terrain qu’originairement. Celles qui sont plus grandes ne le sont que par la réunion de plusieurs concessions. Ces terrains ne contenaient pour la grande partie que des bois qu’il a fallu abattre et défricher pour les mettre en culture et il y a encore beaucoup d’habitations qui ne sont pas encore complètement défrichées.
Je crois que la génération actuelle ne doit pas craindre de manquer de bois parce qu’il en reste encore beaucoup dans l’Isle propres aux constructions des petits bâtiments de mer et des maisons. Mais comme le bois coupé ne repousse pas. Il viendra nécessairement un temps où on ne manquera. J’aurais encore beaucoup à dire de l’Isle de France mais il est temps que je m’embarque pour Pondichéry. Je ne dois pas cependant pas oublier de parler de ma première opération de commerce.
J’ai dit que j’avais converti en marchandise les 400 livres que mon oncle avait obtenu pour moi en avance sur mes appointements. On m’avait conseillé de vendre cette pacotille à l’Isle de France et d’en acheter quelque marchandise de Chine qui est était d’usage à Pondichéry et s’y vendait bien. Je le fis et j’eus beaucoup de satisfactions du bénéfice que cette vente me procura. L’espérance d’en faire encore un sur ce que j’avais acheté me causa un vif plaisir et je vis que de bénéfices en bénéfices je pourrais me mettre en état de de revenir promptement en France ce qui a toujours l’objet de mon désir depuis mon départ jusqu’à mon retour. C‘est ici le lieu de dire que depuis le gouverneur jusqu’au dernier employé et au dernier enseigne tous faisaient plus ou moins de commerce à proportion de leur fonds dans les établissements de la ci-devant Compagnie de Indes, les uns en gros, les autres au détail. C’est le seul moyen de se procurer un peu d’aisance d’abord et d’augmenter sa fortune ensuite. Les plus adroits, les plus économes, les plus intelligents et je dirai ceux qui mènent une assez bonne conduite pour inspirer la confiance et du crédit, sont ceux qui réussissent le mieux.
La providence m’appelait après deux mois de séjour à l’Isle de France qui me parurent fort courts, je m’embarquais sur le Saint Priest, vaisseau de 900 tonneaux à peu près le double des 13 cantons. Il avait deux officiers de plus et beaucoup de passagers tant en officiers de troupe qu’en employés et particuliers à la table du capitaine je crois me rappeler que nous étions au moins 20 y compris une demoiselle.
(À suivre)