par Philippe Haudrère
Ce frère cadet de Bertrand-François, né cinq ans après celui-ci, est très proche de son aîné, comme en témoigne un passage d’une lettre, écrite dans un moment de découragement et adressée par le gouverneur, depuis l’île de France, le 4 février 1740, à un ami d’enfance de Saint-Malo, Michel Picot : « Comme je ne compte pas que mon frère soit en France, je ne lui dis rien, mais s’il y est communique lui mes lettres et l’embrassez pour moi, car vous êtes les deux hommes qui m’attachent à la vie. »
Au service de la Compagnie des Indes.
Jacques-César s’engage dans le grand commerce maritime à la suite de son frère. Admis au service dans la marine de la Compagnie des Indes en 1723, il fait un voyage à Pondichéry. Rentré à Saint-Malo à la fin de 1725, et dans l’attente d’une nouvelle expédition au service de la Compagnie il embarque sur La Lorette, bâtiment malouin armé à Cadix pour l’Amérique espagnole. Au retour, il reçoit une affectation sur un vaisseau de la Compagnie, à nouveau pour Pondichéry, où il doit retrouver son frère.
Grâce à ses voyages il réunit un capital et il espère utiliser cette troisième expédition pour le faire fructifier dans le commerce maritime local de l’Asie, nommé par les Européens « voyages d’Inde en Inde ». Son frère lui conseille d’apporter, outre des piastres d’argent de frappe espagnole et un « port-permis », c’est-à-dire une somme empruntée en Bretagne par le truchement de Michel Picot, ainsi que des marchandises dont il lui communique la liste et dont la vente en Asie doit lui laisser un profit. Sur ce dernier point l’opération est décevante : « En sortant de Cadix sur la fin décembre 1728, écrit-il, tous mes fonds convertis en piastres, je fis l’emplette d’une partie de corail et au lieu de l’avoir en branche je l’eu en chapelet ; en arrivant dans l’Inde en août 1729, au lieu de profit il y eut de la perte ; ce n’est pas ma faute, je n’en savais pour lors davantage. »
« Sitôt mon arrivée à Pondichéry, poursuit-il, mon frère ne m’y a laissé que six jours, me faisant repartir pour la côte Malabar, commandant un navire de 250 tonneaux, qui m’attendait en rade. » Ce voyage, d’octobre 1729 à août 1730, fut « assez heureux » écrit-il, à l’exception d’un litige avec le conseiller Dupleix sur la valeur d’une cargaison d’étain placée à fret sur ce bâtiment. La Bourdonnais, ayant préparé durant l’absence de son frère, l’armement d’un autre navire, La Villebague partit à nouveau pour Moka en octobre 1730. Cette expédition fut « moins heureuse » que la précédente, et La Villebague, ne parvenant pas à vendre sa cargaison, dut renvoyer le bâtiment sur lest, demeurer à Moka durant l’hivernage et rentrer à Pondichéry en juillet 1732 « avec un médiocre profit et bien heureux de n’y pas perdre. »
La poursuite des trésors de l’Orient.
Stimulé par l’arrivée de son frère, La Bourdonnais conçoit pendant ce temps des ambitieux projets commerciaux dont il s’ouvre dans une longue lettre adressée à Michel Picot : « Je puis, à l’aide de deux petits navires, me bien poster partout où le bien de mes affaires le demandera et, par-là, profiter de toutes les occasions que me fournira la fortune. Je compte aller cette année dans les principaux endroits où l’on fait commerce pour prendre des arrangements pour des correspondances sûres […] J’associe mon frère avec moi afin qu’en cas de mort nous répondions l’un pour l’autre.
Après avoir mûrement pensé, il m’est venu l’idée de former ici une maison de commerce. Il y a dans ce pays une infinité de commerces, mais les principaux c’est les armements pour tous les endroits des Indes. Le bénéfice des armements, comme partout ailleurs est annuel, mais il n’y a presque jamais de perte et quasi jamais de naufrage. Le profit roule de 15 à 50 %, mais bon ou mauvais voyage, c’est 20 à 25 % pendant le cours d’une année. Je ne vous en citerai pour exemple que le compte que je vous rends. La première année 100 a donné 116, 116 la seconde 150.Si cette année est comme l’autre, ça donnera 195. On ne trouve guère de pareil avantage ailleurs qu’ici. »
Si vous m’envoyez des fonds considérables, je pourrai faire le voyage de la Chine, où sur l’argent seul on a 26 ou 27 % par an. Ce qui nous empêche de faire ce voyage, c’est que nous n’avons pas assez de fonds. C’est un commerce qu’ordinairement les gouverneurs de Madras [considèrent] comme la source de leur fortune, mais il faut un gros capital pour supporter les frais qui sont grands. »
La Bourdonnais met immédiatement en œuvre ce plan et il achète pour 9 900 livres une grande maison dans le quartier sud de Pondichéry, avec des dépendances pouvant servir de magasins, tout en préparant l’armement du Cheval Marin qu’il veut confier à son frère pour l’envoyer aux Philippines.
« En arrivant de Moka en juillet 1732, écrit La Villebague dans une nouvelle lettre adressée à Michel Picot, je trouvais à Pondichéry mon vaisseau prêt à partir pour Manille. Je parti donc et fut de retour à Pondichéry en avril 1733, voyage qui fût assez gracieux et bref dans le Cheval Marin. Comme j’avais en 1732 vendu le Cheval Marin aux Espagnols, j’ai racheté aux Manille la Confiance,et l’ayant amené à Pondichéry j’en reparti pour Manille en juillet 1733. Mais ce voyage pensa me coûter cher. »
« J’arrivais Manille lorsqu’il fut décidé d’envoyer à Acapulco le galion avec son lest. Ce parti me fit vendre mon nouveau navire la Confiance et fit laisser aux Manille toute notre cargaison. Je m’en retournai seul à Pondichéry ou j’achetai encore un nouveau navire, le Senderkarerbarie, et avec de nouveaux fonds je parti de Pondichéry en juillet 1734 et arrivai aux Manille pour y rejoindre ma première cargaison de la Confiance, et comme nous ne pûmes vendre que très peu de choses capables de payer les frais de deux armements, nous nous vîmes à la veille d’être ruinés. Mais heureusement les troubles des Espagnols avec les Hollandais de Batavia nous procurèrent le voyage de Manille à Batavia pour y charger à fret et commission des épiceries, au commencement de 1735. Je laissai un officier avec quinze hommes de garde dans ma maison de Manille, sous la conduite d’un bon procureur, et j’ai laissé aux Manille mes deux cargaisons de la Confiance et du Senderkarerbarie, et fut à Batavia en 1735, et je fus de retour aux Manille en juin 1735, où je vendit généralement toutes mes trois cargaisons. Le voyage de Batavia avantagea beaucoup mon second armment de Pondichéry. En 1734 et 1735, ce voyage où nous devions nous ruiner fut de tous mes voyages le plus heureux car la cargaison donna 34 % de profit et nous fîmes mentir le public. »
« Ce fut par ce vaisseau que je rapportais les fonds et j’arrivais à Pondichéry en avril 1736. Rebuté un peu des voyages de Manille, je restais à Pondichéry tout le reste de l’année 1736 à y préparer une nouvelle cargaison pour Manille, où j’ai employé tous mes anciens fonds. Je fus de retour à Pondichéry en avril 1738 avec assez de bénéfice. Voilà à présent de net près de quatre-vingts pour cent de profit. »
Profits des gouverneurs.
Pendant que son frère poursuivait ces armements, La Bourdonnais se préoccupait de faire rentrer en France une partie de ses fonds. En application du monopole commercial les sommes envoyées en France devaient être remises aux caissiers de la Compagnie des Indes, qui effectuaient le transfert moyennant une commission d’un cinquième du montant. Pour éviter de payer cette commission La Bourdonnais porta ses capitaux au comptoir portugais de Goa et les utilisa pour acheter une cargaison qu’il porta au Brésil. Après la vente de celle-ci, le capital et le profit furent transférés à Lisbonne puis à Saint-Malo, comme il apparaît dans le Grand livre de la banque Picot où le compte de La Bourdonnais est crédité à plusieurs reprises de sommes importantes – 20 000 à 30 000 livres tournois- en provenance du Portugal.
Parvenu en France en 1733, La Bourdonnais épouse Marie-Anne Le Brun de La Franquerie, fille de l’un des plus actifs des armateurs de Saint-Malo, et dépose chez un notaire du port les statuts d’une Maison du commerce de l’Inde, dont son frère et lui-même détiennent l’essentiel du capital et dans laquelle il est proposé à la bourgeoisie locale de placer des fonds et d’en obtenir un intérêt élevé.
La nomination de La Bourdonnais en 1734 au gouvernement des îles de France et de Bourbon accroît l’importance de cette société. Benoît Dumas, ancien gouverneur des Mascareignes devenu gouverneur de Pondichéry et des établissements français de l’Inde, y dépose une partie desa fortune. En même temps les directeurs généraux de la Compagnie des Indes envoient l’ordre au conseil de Pondichéry de : « … traiter favorablement le sieur de La Villebague-Mahé, auquel la Compagnie adresse une commission de conseiller ad honores, en considération de l’établissement d’une maison de commerce qu’il veut faire à Pondichéry. »
Le nouveau conseiller fait part de ses projets dans un courrier adressé à Michel Picot : « J’ai bien dessein, monsieur, de profiter des sages conseils que vous me faîtes la grâce de me donner et dont je vous suis obligé, au sujet de mon retour en France. A moins que quelques cas imprévus ou affaires m’obligent d’y passer pour les intérêts de mon frère ou de moi, qui y demanderait absolument ma présence, je n’ai point envie d’y retourner que je n’ai vu la fin du gouvernement de Bourdonnais et sa destination. Si elle est favorable à mes souhaits, je prendrai des arrangements avec lui pour mes intérêts communs et pour ce qui nous sera plus avantageux et qui lui fera plus de plaisir, car je vous assure, monsieur, que c’est un frère qui m’aime tendrement et que je puis payer trop de retour. Il vient de me procurer l’amitié de notre nouveau gouverneur avec lequel j’ai fait à présent tout mon commerce. Je viens de lier avec lui un fort armement pour Manille. Nous n’avons d’autres intéressés que le gouverneur [Benoît Dumas] et ma société entre Bourdonnais et moi, dont je suis bien aise, car souvent des intérêts trop divisés ne s’accommodent pas si bien, comme de véritables frères. »
La roche Tarpéienne est proche du Capitole.
Le décès de Michel Picot, survenu peu après l’envoi de cette lettre, nous prive du récit de la suite des opérations commerciales. La Villebague est encore présent à côté de son frère en 1746 lorsque La Bourdonnais obtient la capitulation du comptoir britannique de Madras et il exerce alors la difficile fonction de la gestion du trésor et des magasins des marchandises de l’East India Company. Ecarté de ces fonctions et de toute autre activité officielle après le départ de son frère, il est arrêté et emprisonné sur un ordre de Dupleix. à la fin du même mois d’octobre. Embarqué un peu plus tard pour la France, il meurt à l’arrivée en rade de Lorient le 17 juillet 1749, après une traversée effectuée dans des conditions psychologiques et matérielles éprouvantes.
Philippe Haudrère