Le 22 novembre2010, le professeur Haudrère nous a conté l’histoire de la prise de Madras et des conceptions différentes de ces deux héros : La Bourdonnais et Dupleix.
En septembre 1746, pendant la guerre de Succession d’Autriche, les Français s’emparent en quatre jours du riche comptoir britannique de Madras, dans l’Inde du sud. C’est une opération conduite avec habileté par deux personnalités : Dupleix, gouverneur de Pondichéry et des établissements français de l’Inde, qui a réuni de longue date des informations stratégiques sur les moyens de défense du comptoir anglais et préparé un plan d’attaque, et La Bourdonnais, gouverneur des îles de France et de Bourbon, qui commande la flotte et le corps expéditionnaire. L’accord est total entre les deux chefs dans la conduite de l’opération, mais, une fois la victoire emportée, ils se divisent sur l’exploitation de la conquête.
Cette divergence de vues, provenant surtout de formations et d’expériences différentes, se termine tragiquement par l’abandon de la conquête.
1. Origine familiale et formation
Dupleix et La Bourdonnais ont sensiblement le même âge ; ils sont nés, l’un en 1697, l’autre en 1699, mais dans des milieux sociaux différents.
La Bourdonnais appartient à une famille de moyenne bourgeoisie de marins et d’armateurs de Saint-Malo ;
il est engagé en 1719 en qualité d’enseigne par la Compagnie des Indes, pour laquelle il fait en dix ans quatre voyages.
Le Malouin fut nommé en novembre 1734 au gouvernement des îles. On sait qu’il parvint à mener à bonne fin la tâche qui lui avait été confiée, avec la création du Port-Louis de l’île de France.
La fonction de gouverneur n’est pas incompatible avec la poursuite d’activités commerciales et La Bourdonnais continue ses placements dans le trafic d’Inde en Inde.
Ainsi La Bourdonnais est-il d’abord et surtout un marin, maîtrisant bien l’art difficile de la navigation ; c’est aussi, selon la tradition malouine, un commerçant et un armateur.
L’origine familiale et l’expérience professionnelle de Dupleix sont bien différentes. Son père est un » financier « , engagé dans le maniement des fonds publics et le jeune Joseph-François passe toute son enfance à Morlaix où son père dirige la manufacture de tabac, monopole d’Etat. En 1721, son père, devenu directeur de la ferme du tabac, dont la gestion est unie à celle de la Compagnie des Indes, obtient pour cet enfant difficile un poste de sous-marchand à Pondichéry.
Il y a chez Dupleix une volonté de montrer à son père une capacité jusqu’alors ignorée. En effet, une fois parvenu en Inde, il se révèle un commerçant et un armateur hardi, ne reculant pas devant de gros risques. Comme La Bourdonnais, il fait fortune dans le commerce d’Inde en Inde. Ces succès le font remarquer par la direction de la Compagnie des Indes, et en 1730, avec l’appui de son père, il obtient la direction du comptoir de Chandernagor au Bengale. Au début de 1741 Dupleix reçoit sa nomination à l’emploi de gouverneur de Pondichéry, ce qui comble ses vœux.
Dupleix et La Bourdonnais, qui ont séjourné ensemble à Pondichéry, se connaissent mais il y a dans l’attitude du premier une certaine malveillance à l’égard du second.
2. L’affaire de Madras
Dès son arrivée à Pondichéry, au début de 1741, Dupleix, informé de la grande tension régnant en Europe, où les Anglais sont en guerre avec les Espagnols, eux-mêmes alliés des Français, ce qui laisse penser que ceux-ci ne pourront rester longtemps en dehors du conflit, prépare une action contre les Britanniques de Madras. Il envoie l’ingénieur Paradis lever un plan des défenses de ce comptoir et faire un décompte des canons et des soldats qui y sont installés. Plus tard, après la prise de l’établissement, La Bourdonnais lui-même écrira à Dupleix : » Si Madras appartient à la nation française, c’est à vous, Monsieur, qu’elle en est redevable. »
En Europe, la déclaration de guerre annoncée de la France à la Grande-Bretagne se produisit en 1744. En janvier 1746, La Bourdonnais reçut au Port-Louis une escadre de quatre vaisseaux de la compagnie, escortés par un bâtiment de guerre, portant des instructions précises. Le gouverneur devait : 1° Porter à Pondichéry les fonds chargés sur l’escadre ; 2° » Faire la course sur les ennemis de l’Etat … » ; 3° Renvoyer l’escadre en France avec une cargaison de commerce.
La Bourdonnais commença une série de conversations avec Dupleix. Les deux gouverneurs se rencontrent régulièrement et ils ont l’habitude, après chaque entrevue, d’échanger un résumé écrit de leurs propos, si bien que nous sommes informés du contenu de leurs échanges. Le gouverneur des îles, après avoir communiqué l’instruction ministérielle, dressa un tableau de la situation : » Nous devons compter combattre l’escadre ennemie au canon, écrit-il, car nous ne pouvons espérer de l’aborder, ses vaisseaux marchant généralement mieux que les nôtres, et ceux qui les conduisent nous surpassent en bonne manœuvre, ce qui leur procure l’avantage du vent qu’ils sauront conserver, ou gagner sur nous au cas qu’ils ne l’aient pas « . S’il arrive à ses fins, il pourrait envisager le siège de Madras, et il demande : » Que pensez-vous que nous devons faire de Madras ? » En cas de prise, il envisage de tirer une rançon du comptoir et transporter le contenu des magasins à Pondichéry. Détruire la ville serait sans effet, car les Anglais se hâteraient de la reconstruire. Il ajoute une autre interrogation : » Laisserons-nous piller les habitants Malabars et Arméniens ? »
Dans sa réponse, Dupleix annonce qu’il fournira des pièces d’artillerie, mais dans des calibres inférieurs à ceux demandés, car il serait imprudent de dégarnir Pondichéry de ses moyens de défense. Il poursuit : » Votre idée sur Madras est certainement la seule qui puisse indemniser la Compagnie, tant de ses pertes que de ses dépenses … Je ne puis vous dire, ni savoir à présent le parti qu’il convient de prendre au sujet de Madras. Si vous avez le bonheur de vous en emparer, les circonstances décideront de celui qui sera le plus convenable. » Toutefois il incline plutôt vers la destruction, le comptoir ne pouvant être rétabli avant un temps considérable. Il faudrait aussi ménager les négociants malabars et arméniens, ceux-ci » … exigent quelque attention pour les attirer à Pondichéry. »
Toute la suite de l’échange de vues porte sur le calibre des canons proposés par Dupleix. La Bourdonnais finit par accepter son offre sans faire d’autres demandes et appareilla le 3 août.
Durant une quinzaine de jours les bâtiments se trainèrent le long de la côte, cherchant vainement l’escadre anglaise. Ils finirent par l’apercevoir le 18 août et se lancèrent à sa poursuite, mais les ennemis refusèrent d’engager le combat et s’éloignèrent. Le lendemain, La Bourdonnais fut informé qu’ils avaient été vus se dirigeant vers l’ouest. La côte était donc libre pour les Français qui rentrèrent à Pondichéry afin de préparer l’opération de Madras.
Ils partirent le 12 septembre, arrivèrent devant le comptoir ennemi le lendemain, et après avoir mené à bien l’encerclement, entamèrent le bombardement à partir du 18. Au bout de deux jours, les Anglais demandèrent à engager des pourparlers et le lendemain ils capitulèrent. La Bourdonnais conduisit seul les pourparlers, attitude très imprudente, comme le montre la suite des évènements. L’accord stipule : 1° Le fort et la ville seront remis immédiatement aux vainqueurs ; 2° Tous les Anglais se trouvant dans la ville, militaires aussi bien que civils, seront considérés comme prisonniers de guerre ; 3° Le montant de la rançon sera établi à l’amiable (il sera fixé à neuf millions de livres tournois) ; 4° Les vaincus s’engagent à livrer : » … les matières d’or et d’argent …, les effets, marchandises reçues ou à recevoir, provisions de guerre et de bouche, et tous les biens appartenant à la Compagnie des Indes d’Angleterre … »
La première réaction de Dupleix, prévenu de la victoire par un court billet de La Bourdonnais, fut de joie intense ; il ordonna un Te Deum solennel et fit tirer les canons du fort.
Le 24, il reçut une longue lettre dans laquelle le vainqueur expliquait les quatre raisons l’ayant amené à consentir au traité de rançon.
Dès la réception de ce courrier, Dupleix assembla le conseil et celui-ci répondit avec une missive en trois points : 1° Même si le commandant de l’escadre dispose de l’autorité sur les vaisseaux en vertu d’un ordre du roi, » … cet ordre ne change rien à celui prescrit de tout temps qui veut que tout commandant des vaisseaux de la Compagnie des Indes, de quelque qualité et condition qu’il soit, demeure sous l’autorité du commandant de l’Inde et du conseil … » ; 2° » … Rendre la ville contre une rançon est la plus mauvaise des solutions, puisque le gouverneur ne peut engager ni la Compagnie des Indes, ni la couronne d’Angleterre, ainsi les billets ne seront-ils jamais honorés … » 3° La seule issue correcte est de détruire Madras, car » … cette ville démantelée, qui ne peut être rétablie avant dix ans, sera bientôt abandonnée des marchands « , qui viendront résider à Pondichéry. Après avoir rédigé cette lettre le conseil délègue trois de ses membres pour exister l’autorité à Madras.
La Bourdonnais, entouré de ses principaux officiers, refusa de transmettre le pouvoir et les députés durent se retirer, tandis que les deux gouverneurs échangeaient des courriers au ton de plus en plus comminatoire.
3. Liquidation de l’affaire Madras
Parvenu au Port-Louis, La Bourdonnais trouva le gouvernement occupé par son successeur. Celui-ci, sur instruction de la Compagnie, avait procédé à une enquête sur la gestion du Malouin, et n’ayant rien trouvé à lui reprocher, il lui confia le commandement de l’escadre prête à faire voile pour l’Europe.
Parvenu à Paris à la fin de février 1748, il fut presque immédiatement arrêté et conduit à la Bastille sur l’inculpation d’avoir : » … vendu les intérêts de son pays et lâchement trahi la confiance de son souverain … « , sur une dénonciation transmise par Dupleix de Bacquencourt . Emprisonné au secret durant un an, il fut ensuite interrogé et confronté avec de nombreux témoins par une commission de dix magistrats du conseil d’Etat, tandis que son épouse, revenue par la voie de Lisbonne, le pourvoyait d’un bon avocat.
Après un vote décidé à une courte majorité en faveur de l’accusé, la cour spéciale » décharge M. Mahé de La Bourdonnais de l’accusation intentée contre lui et ordonne qu’il sera élargi et mis hors du château de la Bastille « .
Mais c’est un homme brisé. Pour ce tempérament actif, les trois années d’emprisonnement, dont une au secret, ont constitué une épreuve redoutable. De plus il est malade, souffrant d’atteinte de scorbut et peut-être de paludisme, aussi s’affaiblit-il progressivement et décède-t-il le 10 novembre 1753.
Pendant ce temps l’affaire de Madras connaît de nouveaux développements.
Une semaine après le départ de l’escadre de La Bourdonnais, une partie de l’armée du nabab d’Arcate, environ 3.000 hommes, fit route en direction de Madras afin de venir assiéger la ville et faire pression sur Dupleix. Un petit corps français, environ 300 soldats, surprit les guerriers mogols au passage d’un gué, les obligeant à battre en retraite. Cette victoire, la première emportée par une armée de seuls Européens en Inde, est étonnante en raison de la disproportion numérique entre les deux troupes. Elle s’explique sans doute par la supériorité de l’exercice » à l’Européenne « . Les Français mirent à profit leur victoire pour entamer la destruction de la ville de Madras, tout en renforçant la citadelle, afin de prévenir un retour offensif des Britanniques.
Ceux-ci, dès qu’ils eurent connaissance de la prise de Madras, armèrent une escadre de guerre, parvenue sur la côte Coromandel en août 1748. Le débarquement des troupes près de Pondichéry, suivi d’un bombardement de la ville et d’une tentative d’assaut, ne purent avoir raison des défenseurs, et l’approche de la mousson contraignit les Anglais à se rembarquer. Il est certain que la brillante résistance de Pondichéry est due pour une grande part à l’action de Dupleix ; son optimisme et son courage personnel ont joué un grand rôle pour maintenir le moral des défenseurs.
Sur ces entrefaites les négociations de paix s’engagèrent et le sort de Madras fut réglé par échange contre la citadelle de Louisbourg, à l’entrée du Saint-Laurent, dont les Britanniques s’étaient emparés. Ainsi peut-on dire que le principal résultat de la victoire des Français aux Indes orientales est le maintien de leur souveraineté sur le Canada. La direction de la Compagnie des Indes sollicita à plusieurs reprises auprès du gouvernement le versement d’une indemnité, mais elle n’obtint rien.
Pour les directeurs et les actionnaires de la compagnie, Dupleix développe un raisonnement commercial. Avant d’arriver à cette exploitation du pays, il faut consolider l’organisation militaire en augmentant les effectifs. C’est coûteux, aussi les actionnaires montrent-ils des réserves dont les directeurs de la compagnie font part à Dupleix en février 1752 : » On ne veut que quelques établissements en petit nombre pour aider et protéger le commerce. Point de victoires, peu de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelques augmentations de dividende. » Comme le gouverneur de Pondichéry poursuit la politique d’expansion en éludant les ordres, son rappel fut décidé en octobre 1753, ainsi que l’envoi d’un commissaire extraordinaire pour le remplacer et appliquer les mesures d’économie souhaitées par les actionnaires. Le retour de Dupleix en France au mois de juin 1755 a pour conséquence l’abandon de sa politique.
Entre le programme de La Bourdonnais inspiré par sa formation et son expérience maritime, et le projet de Dupleix, fondé sur le développement du commerce et l’augmentation des profits financiers, le gouvernement n’a pas tranché. Faut-il s’en étonner ? Le cabinet britannique en fait autant, mais, à la différence des Français, lorsque la situation commerciale et militaire se dégrade en Inde au détriment de ses nationaux, il est capable de prendre rapidement des initiatives militaires, navales et financières pour y remédier.