Mahé de La Bourdonnais – une vie de marin, de bâtisseur et de guerrier audacieux (1699-1753)

Texte écrit par Pierre-Loïc Le Marant de Kerdaniel à l’occasion du tricentenaire de sa naissance en 1999 .

Bertrand François Mahé de La Bourdonnais   marin, bâtisseur et guerrier audacieux  (1699-1753)

Portrait de Mahé de la Bourdonnais par Antoine Graincourt (1748-1823), huile sur toile, XVIIIème siècle. Lorient, musée de la Compagnie des Indes, dépôt du musée de Versailles.
Portrait de Mahé de la Bourdonnais par Antoine Graincourt (1748-1823), huile sur toile, XVIIIème siècle. Lorient, musée de la Compagnie des Indes, dépôt du musée de Versailles.

   MOUSSE À DIX ANS

Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais naît à Saint-Malo le 11 février 1699 d’une famille bretonne installée dans la régions au début du XVIIème siècle. Son père, Jacques, quatorzième d’une famille de seize enfants, est un modeste capitaine armateur. Capturé par les anglais en 1705, il meurt en captivité à Plymouth, la même année. Confrontée à une situation financière extrêmement difficile, la jeune veuve est obligée de vendre la plupart des biens de la famille pour élever ses cinq enfants dont Bertand-François est l’aîné.

Saint-Malo est un port et un centre de commerce prospère grâce à l’exploitation de la morue pêchée à Terre-Neuve. Celle-ci est échangées en France et en Europe contre différents produits et contre des piastres d’argent. La piraterie et le conflit permanent entre la France et l’Angleterre contraignent les armateurs à s’équiper d’une artillerie efficace et à obtenir du gouvernement des  » commissions de guerre  » pour le combat des navires ennemis.

La grande expérience en navigation des marins, leur aptitude au combat et les pratiques commerciales particulières permettent l’émergence rapide de grandes fortunes à Saint-Malo. C’est dans ce milieu que grandit Bertrand-François.

En raison de la situation difficile de sa famille, il embarque à dix ans comme mousse sur un navire partant vers le sud, puis en 1713 sur un vaisseau de la Compagnie des Indes Orientales. C’est donc en mer qu’il apprend d’un jésuite les mathématiques puis d’un missionnaire de Chine l’astronomie. Il découvre également le marché florissant de la « navigation d’Inde en Inde » : commerce assuré entre les comptoirs et villes côtières des Indes par des bâtiments moyens mais rapides. Ces bâtiments sont commandés par des officiers aguerris aux attaques des pirates et rompus aux pratiques commerciales.

Bertrand-François navigue ensuite à Terre-Neuve, en Méditerranée puis en Indes Orientales où il découvre à son tour l’Ile Bourbon et l’Ile de France, respectivement devenues la Réunion et l’île Maurice. Nommé officier en second en 1725, il embarque sur « La Badine ». A bord, notre jeune autodidacte apprend l’art de la fortification et la tactique. Lors d’une escale à Mahé de Malabar il invente un nouveau type de radeau de débarquement.

ARMATEUR ET COMMERÇANT

En 1727 le gouverneur de Pondichéry, Lenoir, recherche des volontaires pour assurer le commerce d’Inde en Inde. Bertrand-François accepte la proposition. Il emprunte le montant nécessaire à son premier achat de marchandises à son ami Closrivière. Il forme une société pour acquérir un premier navire, un bâtiment de 450 tonneaux, « Le Pondichéry ». Le conseiller Dupleix fait partie des quinze actionnaires de la société.

Il fit ainsi commerce de riz, toiles, textiles, armes, poivre, cardamone et café. A chaque fois il risque une somme plus importante dans l’achat d’une cargaison qu’il compte revendre ultérieurement avec profit . Son frère Jacques le rejoint fin 1729 à Pondichéry. Il forme avec lui et avec l’aide de Closrivière une « maison de commerce » ayant pour but un trafic triangulaire : les produits français de Pondichéry sont vendus à Manille contre des piastres qui sont échangées à Canton contre de l’or à un change très favorable. Avec l’autorisation de la couronne portugaise, il imagine en 1730 un autre commerce : la vente au Brésil de mouchoirs provenant de la côte de Coromandel contre de l’or qu’il rapporte au Portugal.

Les neufs ans passés en Inde ont permis à Bertrand-François d’acquérir une grosse fortune. En mars 1733 il décide de s’embarquer pour Lorient, siège de la Compagnie des Indes. Il a envie de profiter de sa fortune en France et songe, à 34 ans, au mariage. Bertrand-François épouse le 24 novembre 1733, à Paramé, Marie-Anne le Brun de la Franquerie, jeune fille issue d’une famille riche de Saint-Malo. Introduit ainsi dans les grandes familles d’armateur, il fonde avec son frère Jacques et un cousin une « Maison de commerce de l’Inde ».

 BÂTISSEUR DE L’ÎLE DE FRANCE

A la demande du représentant du gouvernement auprès de la Compagnie, Bertrand-François Mahé de la Bourdonnais rédige un « mémoire concernant les affaires de la Compagnie de France dans les Indes Orientales ». Orry, commissaire du Roi, est très intéressé par le chapitre relatif à l’Ile de France. La Bourdonnais démontre que cette Ile, grâce aux caractéristiques naturelles de son port principal, Port-Louis, peut devenir une escale stratégique entre la France et l’Inde, pour les vaisseaux de la Compagnie des Indes. L’aménagement de ce port de l’Ile permettrait de radouber les navires à l’abri des vents et de l’ennemi, de ravitailler les vaisseaux après une longue période de navigation, de soigner les malades et de remettre en forme les équipages pour la suite de leur expédition.

Le commissaire du roi, Orry, et le contrôleur général sont totalement séduits par ce projet. Ils confèrent la responsabilité de gouverneur des Mascareignes, zone maritime comprenant l’île de France, l’île Bourbon et l’île Rodrigues, à La Bourdonnais. Dupleix manifeste alors son grand mécontentement en écrivant à la Compagnie pour la mettre en garde contre « les fariboles de cet évaporé ».

En novembre 1734 la Compagnie donne mandat au nouveau gouverneur pour aménager l’Ile de France en base stratégique pour ses vaisseaux et leurs équipages.

Après la prise de possession de l’Ile de France en 1715 par Dufresne d’Arsel, les différents projets de mise en valeur le l’île échouent. Aussi c’est une île quasiment en friche qu’avait à prendre en charge La Bourdonnais. Port-Louis était un port façonné par la nature, proche d’une clairière taillée dans une forêt épaisse et dans laquelle étaient installées quelques cases, sans eau potable.

La première préoccupation de La Bourdonnais est de trouver le moyen d’amener de l’eau à Port Louis. Après examen de la nature avoisinante il découvre une chute d’eau située à environ 10 mètres au dessus de la mer et peu éloignée du camp de base. Il fait réaliser un aqueduc qui mène, par gravité, de l’eau potable en grande quantité. Il aménage le port : construction d’un poste de guet, d’un bassin de radoub, d’une poudrière. Au voisinage du port il installe un hôpital, des ateliers de réparation, des magasins pour la marine et pour les vivres, des bureaux et logements pour le personnel de la Compagnie, etc… Pour la défense du port il fait édifier deux batteries tournées vers la mer, deux fortins pour garder l’entrée du chenal et deux batteries pour protéger l’embouchure de la rivière. Il fait construire deux routes d’accès au port afin de permettre la circulation des charrettes. Tous les matériaux et matériels élémentaires sont fabriqués sur place : bois de charpente, chaux, briques, etc… Il fait venir de Saint-Malo, des maçons, charpentiers et forgerons expérimentés. Il instaure la rémunération à la tâche. Avec un nombre d’ouvriers égal à celui de ses prédécesseurs il réussit à décupler le rythme des constructions avec un coût final égal.

Pour ravitailler les navires, nourrir les équipages de passage et la population à venir, La Bourdonnais décide de créer une agriculture conséquente et durable. En plus de la culture traditionnelle du blé, du riz et des légumes, La Bourdonnais lance des cultures tropicales : manioc, café et surtout canne à sucre. Malgré les réticences de la Compagnie, il crée une première sucrerie. Il donne ainsi naissance à l’un des piliers fondamental de l’économie de l’île. Le sucre est aujourd’hui encore l’un des quatre éléments clé de l’économie de l’ile Maurice avec le tourisme, le textile et les services. Le système de concession gratuite des terres, sous réserve de mise en valeur de celles-ci, permet à de nombreux bretons de s’établir à l’île de France et de développer l’agriculture.

À l’arrivée de La Bourdonnais la flotte des îles comprend sept bâtiments vétustes de 300 à 600 tonneaux qui assurent les liaisons entre les îles, Madagascar, l’Afrique et l’Inde. Il décide avec hardiesse de construire sur place de nouveaux navires plutôt que de les commander à l’extérieur. Faisant appel à ses connaissances acquises sur le tas, à son ingéniosité débordante et à sa grande force de travail il supervise lui-même la construction de bâtiments allant de chalands pontés, gabares, goélettes de 80 tonneaux à un vaisseau de 350 tonneaux : « l’Insulaire ». Le recrutement successif de « lascars », matelots indiens, puis de jeunes orphelins bretons, n’ayant pas donné satisfaction aux uns et aux autres, la Compagnie engage 400 matelots en 1741 en leur donnant double gage.

AMÉNAGEUR DE L’ÎLE BOURBON

La principale ressource de l’île Bourbon est le café depuis 1715. Il est échangé contre des produits alimentaires provenant de la métropole. Le monopole de la vente du « café Bourbon » dans le royaume accordé à la Compagnie en 1723 et les dispositions prises par La Bourdonnais pour augmenter la main d’œuvre esclave, permettent une augmentation rapide de la production. Mais les antillais obtiennent en 1736 la suppression de ce monopole. Pour lutter contre cette concurrence, La Bourdonnais encourage l’amélioration de la qualité du « café Bourbon » : amélioration du séchage et de l’emballage des grains, construction de magasins de stockage secs et aérés, etc… Il invente un « pont volant » qui permet de charger le café sur les vaisseaux de façon sécuritaire. Malgré tout la concurrence du Moka rend ce commerce difficile.

La Bourdonnais essaya de diversifier la monoculture du café par la culture du tabac, coton et indigo. Ce fut un échec. Aussi, pour minimiser les échanges avec la métropole, il incite les habitants de l’île Bourbon à obtenir par eux-mêmes les produits agricoles nécessaires à leur ravitaillement et à celui de l’île de France. L’île de France est en cours de défrichement et destinée à être l’escale militaire et commerciale des Mascareignes.

Le relief montagneux et volcanique de l’île Bourbon nécessite de transformer les sentiers existants en chemins carrossables pour relier efficacement embarcadères, magasins agricoles et paroisses. La Bourdonnais commence par augmenter les « corvées » d’esclaves demandées aux colons mais au vu du grand mécontentement de ces derniers il instaure une Direction des Ponts et Chaussées financée par les habitants de l’île. Vols et assassinats se multiplient du fait de deux cents esclaves marrons organisés en bandes. La Bourdonnais hiérarchise la milice existante et motive celle-ci par l’obtention de brevets. L’insécurité diminue fortement à l’île Bourbon.

Pour fixer les colons dans les deux îles, La Bourdonnais prend aussi les dispositions novatrices suivantes : à ceux qui étaient fortement endettés il propose un remboursement fractionné assorti d’une reconnaissance de dette. Pour qu’ils aient de bonnes conditions de vie il fait construire des églises, crée un orchestre de cuivres, organise des réceptions que préside Madame de La Bourdonnais, son épouse très affectionnée.

BOULEVERSEMENTS FAMILIAUX

Après une vie heureuse auprès d’une épouse attentionnée, La Bourdonnais perd en trois mois de l’année 1738 sa femme et deux fils. Complètement abattu il se réfugie dans le travail et la lecture puis sa santé se détériorant, il demande à la Compagnie un congé de 18 mois pour aller en métropole.

En mars 1740 il gagne la Bretagne avec son fils Philibert-François qui est sa seule consolation. Il le laisse à Saint Malo pour lui permettre de commencer ses études. Un fils naturelle et reconnu, Jean Sans Terre, naît le 14 juillet 1741.

Le 22 novembre 1740 La Bourdonnais se remarie avec Charlotte de Combaut d’Auteuil et pénètre ainsi dans une famille aristocratique de cour. Le contrat de mariage mentionne que le montant de ses biens s’élève à 800.000 livres ce qui représente une grande fortune. Cette augmentation rapide de sa fortune, fruit d’une recherche permanente du profit au moyen d’investissements hardis, engendre de nombreux détracteurs. « Un des directeur m’ayant demandé avec aigreur comment j’avais si bien fait mes affaires et si mal celles de la Compagnie : j’ai fait mes affaires selon mes lumières et celles de la Compagnie selon vos instructions, lui répondis-je».

CONFLITS AUX INDES

Les conflits sont permanents pour la suprématie maritime, coloniale et commerciale où l’Angleterre est la principale ennemie. C’est l’époque des « villes fleurs » nom qui symbolise les villes ou comptoirs commerciaux que les européens ont fait pousser depuis le XVIème siècle sur les côtes de l’Inde. Elles prennent racine le long de la côte de Coromandel comme Pondichéry ou Madras et le long de la côte de Malabar comme Mahé. Ces fleurs aux pétales jaunes ou rosées ne sont pas sans épines : forts, bastions, tours carrées permettent leurs défense. Certaines sont considérées par les Français comme « fleurs vénéneuses »…

Pressentant que ces conflits peuvent engendrer une guerres importante, La Bourdonnais propose à Maurepas, secrétaire d’État de la marine, un plan afin d’assurer la supériorité navale de la France dans l’océan Indien. Aussi envisage t’il la création d’une escadre armée en guerre, une guerre de course pour ruiner le commerce des anglais, et la remise des fonds obtenus à la Compagnie aux îles de France et de Bourbon. Le projet est approuvé par le secrétaire d’État de la Marine et par Fleury. Nommé capitaine de frégate La Bourdonnais obtient le commandement de l’escadre demandée.

Le 5 avril 1741 La Bourdonnais part de Lorient avec cinq bâtiments sur les huit demandés : le Fleury, l’Aimable, la Renommée et la Parfaite. Au cours de la traversée La Bourdonnais entraîne au combat soldats et matelots malgré la désapprobation de certains officiers.  Après une escale au Brésil, les premiers bâtiments arrivent à Port Louis le 14 août 1741. Aussitôt à terre, La Bourdonnais apprend que des cavaliers Mahrattes menacent le comptoir français de Pondichéry et que le gouverneur, Benoît Dumas demande de l’aide à la marine des îles. En effet le gouvernement de Pondichéry a généreusement offert asile à la famille du nabab du Carnate, suzerain de Pondichéry, et à ses troupes qui venaient d’être défaites par les redoutables guerriers Mahrattes.

Après avoir approché de Pondichéry, ces derniers ont été impressionnés par les fortifications et, n’ayant pas de marine, ils acceptent de se retirer moyennant une certaine somme d’argent. Lorsque l’escadre de La Bourdonnais arrive à Pondichéry en septembre 1741 l’aide n’est plus nécessaire. Mais la nouvelle parvient que Mahé, sur la côte Malabar, se sent menacé par la tribu des Naires. Ce comptoir situé au cœur d’une région productrice de poivre est source de richesse. Les mouvements agressifs des hardis guerriers naires sont encouragés par la neutralité malveillante des concurrents anglais du comptoir de Tellichéry.

La Bourdonnais repart avec son escadre dès le 22 octobre 1741 et apprend ce même jour le remplacement de Benoît Dumas par Dupleix. Arrivé à Mahé un mois plus tard La Bourdonnais améliore la protection du comptoir par la construction de tranchées et de levées de terre. Il lance l’offensive le 5 décembre avec 600 soldats européens et 400 cipayes en dirigeant lui –même l’ensemble des opérations. Il prend d’assaut la montagne des bambous et la montagne du porc-épic où s’étaient installés les naïres. Défaits ceux-ci acceptent un accord inspiré par La Bourdonnais. Les naïres cèdent les deux montagnes et s’engagent à ne plus gêner l’approvisionnement en poivre de ce comptoir.

Le cardinal Fleury, ministre le la Marine, envoie à La Bourdonnais une lettre de félicitation pour cette belle victoire et pour son courage que le Roi « a fort loué ». La Bourdonnais pense ensuite garder à Port-Louis l’escadre qu’il commande en prévision de la guerre qui s’annonce avec les Anglais, son escadre servant ainsi à la défense des établissements de la Compagnie des Indes. Mais les actionnaires de la Compagnie trouvent l’entretien de ces vaisseaux trop onéreux et ordonnent le renvoi de ceux-ci en métropole. Simultanément Dupleix est blâmé pour les dépenses engagées pour protéger Pondichéry. Il s’en défend en rendant La Bourdonnais responsable de celles-ci.

La Bourdonnais renvoie donc son escadre en France et adresse au contrôleur général une lettre de démission. Le ministre lui marque une nouvelle preuve de confiance en l’exhortant à rester aux Indes pour être prêt à intervenir en cas de conflit majeur dans cette zone. Le Ministre lui promet le « premier poste de l’Inde s’il arrivait quelque chose à Monsieur Dupleix » et informe le conseil de Pondichéry de sa décision. Celle–ci a sûrement du venir à la connaissance de Dupleix et augmenter sa jalousie envers le gouverneur de l’île.

À son retour aux îles en mars 1742 La Bourdonnais encourage le commerce libre accordé par la Compagnie ainsi que les initiatives commerciales d’Inde en Inde et entre les îles et la métropole. Le naufrage du Saint-Gérant à l’Ile de France en août 1744 crée un grand émoi. L’insécurité grandissante devant la menace de guerre et le contrôle exercé par la Compagnie sur les cargaisons des navires à L’Ile de France découragent le commerce libre. Cette liberté commerciale devait permettre aux colons de rembourser plus vite leurs dettes envers la Compagnie. L’expérience du commerce libre n’ayant pas donné satisfaction la Compagnie décide en 1746 le retour au monopole.

Sous la poussée de l’opinion publique, Louis XV et Fleury engagent la France dans la guerre de succession d’Autriche où l’Angleterre est la principale ennemie. La Compagnie envoie le 27 avril 1744 la frégate « la Fière » pour annoncer la nouvelle qui arrive à l’île de France quatre mois et demi plus tard. La Bourdonnais prévient aussitôt Dupleix.

La suprématie des forces navales anglaises dans l’Océan Indien entraine dès le début de la guerre de nombreuses victimes : naufrage du « Créole » et du « Saint Pierre » sur la côte Malabar, capture des bâtiments de la Compagnie qui reviennent d’Asie, etc …

COMBAT AU LARGE DE CEYLAN

La Bourdonnais a prévu l’éventualité de ce conflit et fait rechercher des 1742 une route entre les Mascareignes et l’Inde plus courte que celle utilisée à ce jour. C’est ainsi que le Capitaine Lazare Picault découvre un archipel inconnu qu’il nomma La Bourdonnais et l’île principale Mahé. Le contrôleur général Moreau de Seychelles ordonne une deuxième prise de possession et l’archipel s’appelle dorénavant Seychelles.

Dès qu’il apprend la déclaration de guerre La Bourdonnais improvise une escadre. Il retient aux îles un vaisseau venu d’Europe, fait armer en guerre trois bâtiments de la marine des Iles et y ajoute un navire de traite. Puis un ordre du roi lui enjoint de prendre le commandement de cinq gros vaisseaux de la Compagnie pour amener leur cargaison à Pondichéry et faire ensuite la course dans l’Inde sur les ennemis de la France. Ces cinq vaisseaux mettent 8 mois pour atteindre l’Ile de France alors qu’ils étaient attendus cinq mois plus tôt. Seul l’Achille est équipé d’une bonne artillerie. Les soldats sont en petit nombre à bord des vaisseaux et peu instruits aux combats.

La Bourdonnais fait face à ce nouveau défi. Il engage des ouvriers et des « esclaves volontaires ». Il forme les équipages aux signaux et au maniement des armes : fusil, mortiers, grappins d’abordage, etc…

Une fois les préparatifs achevés La Bourdonnais fit partir son escadre pour la rade de Foulepointe à Madagascar. Lorsqu’ils arrivent à destination une violente tempête éclate. Plusieurs vaisseaux sont fortement endommagés. Il ordonne de gagner un abri pour soigner les blessés et réparer les navires : mâture, cordages, etc… Malgré les énormes difficultés pour transporter des arbres fraichement abattus, malgré les pluies incessantes, malgré les maladies et la mort de 95 hommes, l’escadre est prête à repartir 48 jours après. L’ingéniosité, la ténacité et le sens du commandement de La Bourdonnais contribuent à cette remise en état rapide de l’escadre.

Réduite à 9 vaisseaux, l’escadre met sous voiles le 22 mai 1746. Apprenant que l’escadre anglaise commandée par Barnett attend les Français devant Ceylan, La Bourdonnais, en accord avec ses officiers, se décide pour un combat à l’abordage en raison de la supériorité de l’artillerie anglaise. Le 6 juillet au matin la flotte anglaise est aperçue mais les vents empêchent tout abordage. Un duel d’artillerie s’engage en fin d’après midi pour s’arrêter à la tombée de la nuit. Trois bâtiments français endommagés sont remis en état avec l’aide de « l’ Achille » sur lequel est La Bourdonnais. Le lendemain la flotte anglaise s’éloigne : Barnett et ses officiers sont impressionnés par la canonnade et par le nombre de soldats sur les ponts. Ils craignent un abordage en cas de changement de temps.

Le départ de la flotte anglaise et l’arrivée de l’escadre de La Bourdonnais à Pondichéry apportent une immense joie à toute la ville. Dupleix, gouverneur de Pondichéry, fit semblant de partager cette gaîté. Mais à peine débarqué, La Bourdonnais subit un certain nombre de vexations et apprend les rumeurs que Dupleix fait courir sur lui : « C’est un grand fourbe… Monsieur de La Bourdonnais a favorisé et laissé faire les vaisseaux anglais… ».

Par précaution La Bourdonnais rappelle par écrit à Dupleix la mission qui lui est confiée : amener la cargaison précieuse à Pondichéry, ce qui est chose faite, nuire à la flotte anglaise et renvoyer les bâtiments en France chargés de café, tâches restant à accomplir. Il l’informe de sa décision de chercher puis d’attaquer l’escadre anglaise et de faire le siège de Madras. En conséquence il lui demande des canons de gros calibre, les vaisseaux anglais rencontrés apparaissant durs à combattre à l’abordage. Quant à Madras, il pense que le mieux est d’obtenir une rançon et de transférer les produits stockés à Pondichéry.

Dupleix répond qu’il est nécessaire de détruire la flotte anglaise et Madras et qu’il ne peut lui fournir qu’une artillerie légère…

 VICTOIRE À MADRAS

Malgré son sous-équipement La Bourdonnais fait mettre sous voiles son escadre en direction de Ceylan, le long de la côte de Coromandel. Pas d’escadre anglaise en vue. La Bourdonnais ordonne une relâche à Nagapatan, comptoir hollandais. Deux jours plus tard la flotte anglaise est aperçue. Aussitôt La Bourdonnais met sous voiles tous ses vaisseaux et se met à la poursuite de celle-ci. L’escadre anglaise vire de bord, s’éloigne puis disparaît le lendemain.

De retour à Pondichéry et après de nombreuses discussions avec Dupleix il décide d’assumer seul l’engagement à Madras malgré la faiblesse de son artillerie.

Madras et le fort Saint-George, pris par les Français commandés par Mr Mahé de la Bourdonnais, gravure, XVIIIè siècle. Lorient, Musée de la Compagnie des Indes.
Madras et le fort Saint-George, pris par les Français commandés par Mr Mahé de la Bourdonnais, gravure, XVIIIè siècle. Lorient, Musée de la Compagnie des Indes.
Le Phénix, l'Achille et le Bourbon, vaisseaux de l'escadre française devant Madras le 21 septembre 1746, détail d'un plan gravé de Madras, XVIIIè siècle. Lorient, musée de al Compagnie des Indes.
Le Phénix, l’Achille et le Bourbon, vaisseaux de l’escadre française devant Madras le 21 septembre 1746, détail d’un plan gravé de Madras, XVIIIè siècle. Lorient, musée de al Compagnie des Indes.Il part le 12 septembre 1746 avec comme projet d’encercler Madras par voie terrestre et maritime. Le « Saint Louis », le « Brillant », le « Neptune » et le « Bourbon » sont envoyés au large de Madras. Les troupes de débarquement sont transportées sur trois autres navires. Le 14 septembre un premier contingent de 400 soldats et 600 cipayes est mis à terre à proximité de Madras pour assurer la protection du débarquement du gros de la troupe et du matériel.

Les 18 et 19 septembre l’escadre et l’artillerie installée à terre bombardent simultanément « la ville blanche », résidence des employés de la Compagnie anglaise. Le 20 septembre deux parlementaires anglais proposent de verser une rançon pour arrêter les bombardements. La Bourdonnais méfiant exige une reddition préalable immédiate sinon ses troupes cipayes, combattants cruels et pillards, seraient lâchés dans la ville.

Le lendemain les parlementaires anglais apportent la reddition du comptoir. La Bourdonnais rédige aussitôt les clauses de la capitulation : le montant de la rançon sera négocié entre La Bourdonnais et le gouverneur Morse et les anglais s’engagent à livrer aux français toutes les marchandises. La Bourdonnais donne sa parole d’honneur que la ville sera rendue contre la rançon qui est à fixer. En plus de celle-ci une clause secrète prévoit la remise de 100.000 pagodes aux vainqueurs pour éviter tout pillage. Par prudence La Bourdonnais annonce lui-même à Dupleix cette seconde contribution qui est à partager entre les officiers et les soldats.

Le pavillon français est hissé. Des détachements français rétablissent l’ordre dans la ville. La Bourdonnais entreprend immédiatement le chargements des armes, marchandises et provisions de la ville sur ses vaisseaux. Il accélère les manœuvres en raison des tempêtes prévisibles dans les 3 semaines et d’une attaque probable du nabab Cornatic désireux d’avoir une part du butin. Pendant ce temps La Bourdonnais négocie avec le gouverneur Morse la rançon qui est fixée à neuf millions de livres tournois, payables en Europe. La Bourdonnais explique par écrit à Dupleix les raisons de cet accord : le respect de l’ordre reçu qui défend de s’emparer d’un comptoir ennemi, la destruction d’une ville permettrait aux anglais d’en reconstruire une avec des défenses meilleures, etc… Dupleix répond qu’en tant que commandant de l’Inde il est sous ses ordres, que le gouverneur morse ne peut engager la couronne britannique et que donc il faut détruire Madras. La Bourdonnais répond que la capitulation est signée et qu’il n’y a plus qu’à songer à l’avenir. Dupleix organise une présentation partiale des évènements aux habitants de Pondichéry. Ceux-ci adressent une « remontrance » qui est remise publiquement à La Bourdonnais. Les officiers de l’escadre de ce dernier signent à l’unanimité un manifeste enjoignant à La Bourdonnais de tenir sa parole.

Les moyens en main d’œuvre et matériel demandés par La Bourdonnais n’arrivant pas, le chargement des vaisseaux s’effectue lentement. L’inquiétude de La Bourdonnais vis à vis de l’évolution du temps est grandissante. Le 14 octobre un violent orage s’abat sur Madras et provoque d’énormes dégâts à la flotte française : le « Duc d’Orléans » coule, cinq autres bâtiments sont démâtés, etc…

Nullement découragé par cette catastrophe, La Bourdonnais demande à Dupleix l’envoie en toute hâte de mats et de cordages. Ce dernier ne répond pas à cet appel au secours. La Bourdonnais arrive cependant à réparer trois bâtiments et, dégoûté de ce qui s’est passé, quitte Madras pour Pondichéry. Il propose à Dupleix un nouveau plan pour rechercher la flotte ennemie. Il lui est refusé. Il décide alors de regagner avec trois vaisseaux l’Ile de France où il arrive le 10 décembre 1746.

Après le départ de La Bourdonnais de Madras, l’ingénieur Paradis repousse victorieusement une attaque du nabab d’Arcate. Puis le conseil de Pondichéry décide que le traité de rançon « demeure nul » et fait prisonnier Morse. Paradis détruit la « ville noire ». Les anglais envoient 8 vaisseaux pour prendre d’assaut Pondichéry. La résistance de Pondichéry et la crainte de la mousson proche obligent les Anglais à se retirer.

Ensuite le conseil de Pondichéry propose plusieurs solutions pour Madras. Le gouvernement choisit d’échanger Madras contre Louisbourg pris par les Anglais. La destruction de Madras est arrêtée et la place rendue aux Anglais.

CONFLIT ENTRE DUPLEIX ET LA BOURDONNAIS

Cet affrontement grave entre les deux hommes résulte d’une multitude de raisons. Le conflit d’autorité provient d’une répartition ambiguë des pouvoirs accordés aux autorités qui dirigent la Compagnie. À titre d’exemple le contrôleur général des finances peut donner des ordres à La Bourdonnais concernant Madras sans prévenir la Compagnie. Deux formations différentes, l’une autodidacte pour La Bourdonnais, l’autre classique pour Dupleix, ont forgé des tempéraments différents. Mais surtout les deux hommes sont rivaux pour l’obtention de postes à responsabilité dans la Compagnie des Indes.

Deux conceptions opposées de la politique coloniale s’affrontent. Pour Dupleix l’extension territoriale aux Indes permettrait de multiplier les centres de fabrication des produits dont la compagnie avait besoin pour charger ses bâtiments revenant en France : cotonnades entre autres. La prise de Madras devait permettre des échanges de terrains avec les nababs voisins et agrandir ainsi le comptoir de Pondichéry. Dupleix a ainsi une conception terrienne de l’expansion coloniale.

Pour La Bourdonnais le commerce avec les Indes et les terres lointaines d’Asie ne peut être assuré efficacement qu’en maitrisant la mer. Cela nécessite d’aménager des escales permettant de réparer et ravitailler les navires, de soigner et remettre en forme les équipages. Madras n’est qu’une prise de guerre. La rançon devrait permettre de transformer Port Louis en grande base navale. C’est, malgré tout, ce qu’il fait magnifiquement à l’île de France.

C’est dans le même état d’esprit que Sir Thomas Raffles achète en 1819 l’île de Singapour pour l’Angleterre et que le Capitaine Eliott négocie en 1841 avec la Chine le rattachement de l’île de Hong Kong à la couronne britannique. Cette île étant considérée au début par Londres comme un « rocher aride et stérile », Eliott fut exilé dans la pire des brousses de l’empire : le Texas !

RAPPEL EN FRANCE

De retour au Port-Louis La Bourdonnais apprend qu’il a un successeur pour les îles, Pierre David, et qu’il est rappelé en France pour expliquer ses agissements. Pierre David lui demande de faire étape en Martinique.

Là il s’embarque sur un vaisseau hollandais avec un nom d’emprunt pour gagner l’Europe. Arrivé à Falmouth La Bourdonnais est reconnu, arrêté, puis transféré à Londres le 20 janvier 1748. Il est bien traité par le gouvernement anglais qui le libère sous condition de ne plus combattre la couronne britannique. À Paris il reçoit un bon accueil de tous et informe les ministres de son désir de s’expliquer sur Madras. Il loue une maison rue d’Enfer et profite de ce répit pour s’occuper de ses affaires. Pendant ce temps le clan Dupleix, bien introduit auprès de Madame de Pompadour, déblatère sur ses actions aux Mascareignes et à Madras.

Le 1er mars 1748 une lettre de cachet ordonne son emprisonnement à la Bastille. Les accusations de Dupleix sont nombreuses : « les mensonges avérés,…, les blasphèmes,… , le roi, les ministres sont outragés et la Compagnie méprisée,… ». Maintenu au secret c’est sa femme qui organise sa défense. Elle fait publier un mémoire de son mari et demande à plusieurs reprises un conseil. Après 26 mois d’internement La Bourdonnais a la permission de prendre un avocat. Il choisit Pierre de Gennes et redite avec son aide un « Mémoire justificatif ». Des réponses argumentées aux questions principales de l’affaire de Madras sont développées. L’opinion se retourne en faveur de La Bourdonnais. Le Maréchal de Richelieu dit « qu’un de ces jours cet innocent accusé commanderait une des escadres du roi ».

Le jugement rendu public le 3 février 1751 décharge La Bourdonnais de toute accusation. Sa libération donne lieu à une manifestation de soutien tant à Paris qu’à Versailles où « quantité de seigneurs ont bu à sa santé ». La Bourdonnais est libre mais très affaibli moralement et physiquement. Ses angoisses sur le déroulement de l’instruction l’avaient blessées profondément. Il se retire rue d’Enfer et se contente de gérer ses biens.

Le 8 novembre 1753 il dicte son testament en pensant à tous les membres proches de sa famille : son épouse, sa sœur religieuse, Sans Terre son fils naturel, Louis-François son fils légitime, ses deux filles, …  Le 10 novembre 1753 La Bourdonnais meurt. Il a 54 ans.

CONCLUSION

La Bourdonnais, par son génie audacieux, son sens du commandement et sa ténacité en face des pires épreuves a permis à la Marine française d’être respectée et crainte dans l’Océan Indien et d’obtenir une très belle victoire à Madras. La Marine nationale a honoré les mérites de ce grand marin en baptisant un aviso à hélice au siècle dernier et un escorteur d’escadre plus récemment du nom de La Bourdonnais.

Par son intelligence, sa clairvoyance et son ingéniosité il a mis en place dans des territoires presqu’inhabités comme l’île Bourbon et l’île de France, tous les éléments pour obtenir d’une part une base navale stratégique sur la route des Indes et d’autre part pour créer un environnement et une économie durables. C’est ainsi que deux cent cinquante ans après sa venue, l’île Maurice peut s’enorgueillir d’être à ce jour un petit dragon de l’Océan Indien, envié de tous ses voisins.

Que ce tricentenaire de sa naissance puisse rappeler à tous les bienfaits qu’il a apporté à la France.

Pierre-Loïc Le MARANT de KERDANIEL

Co-fondateur de l’Association des Amis de Mahé de La Bourdonnais

Cet article a été écrit principalement à partir du livre du professeur Haudrère : La Bourdonnais, marin et aventurier. 

Article écrit en juillet 1998 et paru dans le bulletin n° 240 de l’ANF de janvier 2000.

BIBLIOGRAPHIE :

  • HAUDRERE, « La Bourdonnais, marin et aventurier», Paris 1992
  • HERPIN, « Mahé de la Bourdonnais et la Compagnie des Indes », Saint Brieuc, 1905
  • F. MAHE de la BOURDONNAIS, « Mémoires historiques », recueillies et publiées par son petit-fils, 1893
  • MISSOFFE, « Dupleix et La Bourdonnais », Paris 1943
  • PIAT, « Sur la route des épices, l’île Maurice », Paris 1999